Faces Cachées #entretien avec catherine jentile de caunecaude
Journalistes et Fixeurs : une relation peu connue
Santiago Prieto, Gaspard Bouye, Thomas Latendresse, Omid Yeganeh, Washington DC


Correspondante à Washington pour les chaînes de télévision TF1 et LCI, Catherine de Canecaude a un passé de reporter de guerre. Durant sa carrière, elle a obtenu plusieurs prix, notamment le Prix Albert Londres en 1998, pour le reportage “ Chronique d’une tempête annoncée ”. Cette journaliste au franc parler a accepté d’être cette fois la personne interviewée…
“L’émotion [ne doit pas être] l’alpha et l’oméga de la réflexion par rapport à ce qui se passe dans les zones de conflits.”
Selon Catherine de Canecaude, le plus difficile pour les journalistes est d’apprendre à maîtriser l’émotion, omniprésente en zone de conflit. Il faut, en effet, veiller à ne pas se laisser influencer par ses propres émotions ou par l’émotion des personnes interviewées, qui peuvent éloigner de la réalité du terrain. En télévision notamment, l’image d’une personne très émue peut provoquer une empathie démesurée et influencer le jugement du téléspectateur, l’éloigner de la réalité. Ainsi, même un tortionnaire atroce, s’il se met à pleurer, peut inspirer de la sympathie chez les téléspectateurs.
Faire preuve d’émotions n’excuse aucun crime, aucune atrocité. Il faut rester le “plus neutre possible pour ne pas tomber dans le cliché, la caricature.” Elle n’hésite pas à comparer les journalistes aux médecins : ils ressentent évidemment beaucoup d’émotions, voire plus que d’autres personnes. Or, les journalistes, comme les médecins, apprennent à gérer leurs émotions pour pouvoir exercer leur métier avec autant de discernement que possible, dans l’intérêt de tous.
“Il faut savoir que sans [les fixeurs], on n’aurait pas, vous n’auriez pas, l’information que l’on peut vous restituer”
Catherine de Canecaude se démarque également par sa connaissance d’une dimension plus obscure, plus voilée du métier de journaliste : le rapport entre reporter et fixeur. Un fixeur – francisation de l’anglais “fixer” désignant “un individu prenant des dispositions pour d’autres personnes, en particulier de nature parfois un peu boarderline” – est un accompagnateur, un guide, pour ainsi dire, des journalistes étrangers dans une zone à risque.
Originaire de la zone connaissant des troubles, le fixeur sert d’intermédiaire entre le journaliste et la population locale: il peut traduire, interpréter, orienter et faciliter les échanges. Son rôle est indispensable, mais il agit dans l’ombre, sans
jamais bénéficier de notre reconnaissance, nous, les consommateurs d’actualités.
Dans les zones tumultueuses, ravagées par l’instabilité politique, les tensions ethniques et la guerre, le travail de fixeur est indispensable pour obtenir de l’information. Cela s’est révélé particulièrement vrai lors des conflits récents au Moyen Orient : les sources primaires d’informations provenaient principalement des gouvernement et des militaires. Les journalistes, pour diversifier la couverture médiatique des crises, ont dû recourir aux fixeurs.
Le magazine en ligne Vice, par exemple, réalisa un documentaire quelques années après la fin du régime de Saddam Hussein intitulé “This is what Winning Looks Like” une étude incisive des conséquences désastreuses d’une supposée victoire en Irak grâce à l’aide de fixeurs.
“J’ai toujours été très obsédée par le fait de ne pas mettre [les fixeurs] en danger, d’ajouter du danger à la situation que vivent déjà les gens dans les zones de conflit”
Il est toujours intéressant, lors de l’étude d’un sujet particulier, de croiser les regards. En ce qui concerne les fixeurs, le matériel médiatique le plus célèbre à leur sujet est un film datant de 1984 : The Killing Field (La Déchirure en français). Il s’agit d’un film dramatique sur le régime des Khmers rouges au Cambodge, s’appuyant sur les expériences de deux journalistes : le cambodgien Dith Pran et l’américain Sidney Schanberg.
L’œuvre est notamment réputée pour avoir mis en valeur le rôle vital des fixeurs. Au sujet de ce film et de sa propre relation avec les fixeurs, Catherine de Canecaude met en évidence la nécessité pour les journalistes de pratiquer une forme d’autocensure, afin de ne pas mettre en danger ces précieux guides pour les journalistes.
“J e ne peux pas diffuser […] tout ce qui peut mettre en danger la vie des gens, […] surtout dans les zones de conflit.” Madame de Canecaude ajoute qu’ “[il ne faut] jamais donner des indications sur l’endroit où se trouve quelqu’un qui peut être recherché par ses ennemis. Il s’agit de ne pas mettre la vie des gens en danger, leur garantir l’anonymat si, effectivement, c’est la condition de leur survie.”
Un lien de confiance absolue s’établit entre fixeurs et journalistes. Le risque de violence, voire de mort, justifie les précautions prises par les reporters pour protéger les fixeurs : “[Il faut faire] très attention à ne pas dire ou ils se trouvent, tout faire pour conserver leur anonymat quand c’est une des conditions de leur survie.”
“Il ne faut jamais oublier les fixeurs; ce sont des gens géniaux et anonymes qui risquent souvent davantage leur vie que nous [journalistes], parce qu’eux, ils restent sur place une fois que nous, on rentre tranquillement chez nous en sécurité”
La représentation de cette relation anonyme dans le film The Killing Field serait, d’après Catherine de Canecaude, universelle dans le monde du reportage. Notre journaliste résume ainsi le rôle des fixeurs: “Ce sont des freelances , en fait, qui parlent anglais ou français et puis, évidemment, la langue de leur pays, et qui nous servent un peu de pilote, nous font les traductions, nous organisent les rendez-vous qu’on veut avoir avec telle ou telle personne, etc.”
La journaliste française juge que “ce sont des gens fragiles quand on part”, parce que, estime-t-elle, si les choses tournent mal, les fixeurs sont les plus exposés aux risques. C’est cette situation qui est représentée dans La Déchirure .
Les journalistes demeurent, selon elle, éminemment reconnaissants envers leurs guides : “À partir du moment où on ne parle pas couramment la langue locale et qu’on ne connaît pas tous les gens auxquels on doit s’adresser, ils sont nos yeux et nos oreilles. À un certain moment, ils deviennent très vite des amis chers et […] il faut toujours rester en contact avec eux pour savoir comment ça se passe.”
Les fixeurs jouent un rôle fondamental dans l’accès à l’information en Occident et pourtant, ils demeurent dans l’anonymat. Il existe peu de métiers ayant tant d’importance et bénéficiant de si peu de reconnaissance; les journalistes compensent par leur bienveillance, leur gratitude, ainsi qu’en maintenant des liens forts et en assurant la sécurité des fixeurs.
“Faire comprendre l’Amérique de Trump, un beau défi journalistique”
Catherine de Canecaude a tenu à préciser que, même en temps de stabilité relative, la réalité politique pose également des défis aux journalistes. Aux Etats-Unis, l’élection du président Donald Trump a causé un bouleversement des relations entres les médias et la Maison Blanche.
Son comportement avec les journalistes se distingue de celui de ses prédécesseurs : “Il est inapprochable.’’ Madame de Canecaude affirme qu’elle n’a jamais vécu auparavant de telles conditions d’exercice de son métier de journaliste. Elle retrouve ici la solidarité qu’elle a connue en zone de conflit. Les journalistes se partagent images et informations, leur cohésion et la solidarité primant sur la concurrence entre les médias.
Ce qui intéresse actuellement Catherine de Canecaude, c’est d’être sur le terrain et de faire comprendre l’Amérique de Trump. Si elle n’exerce plus son métier dans des zones de conflit, l’actualité américaine se révèle presque aussi exigeante.
Avec la crise du Covid-19 qui a entraîné la fermeture des entreprises considérées ‘non-essentielles’, Catherine de Canecaude a choisi de traiter le sujet du risque de malnutrition auquel sont exposés douze millions d’enfants aux Etats-Unis qui recevaient leur unique repas à l’école. Aujourd’hui fermées, ces écoles continuent à assumer ce rôle en distribuant des repas aux familles démunies.
Ce reportage s’inscrit dans la mission que la journaliste s’est attribuée : révéler des aspects méconnus de la société américaine, notamment les vastes inégalités économiques. Elle doit aller à la rencontre d’associations et de familles affectées par la crise sanitaire pour couvrir cette actualité.
Catherine de Canecaude n’est plus en zone de guerre, ni même en région d’instabilité politique, mais la situation actuelle comporte des risques et son sens de responsabilité envers son équipe et son dévouement à son métier restent constants, indépendamment des circonstances.